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 Les nez rouges

 

 

 

2 septembre 1914

-”Asseyez-vous.”

Je m’assois et j’attends.

Le commissaire est plongé dans la lecture de mes évaluations et les lit avec une lenteur volontaire. De temps à autre il s’arrête, me jauge​ du coin de l’œil puis continue en poussant un “ hum” à peine étouffé. J’attends et mon regard se balade d’un bout à l’autre de la pièce. Le bureau a l’air d’un musée à la gloire de son locataire. Des têtes d’animaux empaillées plus ou moins sauvages et des coupures de journaux sous verre se côtoient sur les murs de plâtre blanc jaunis par endroit. Chacune d’elles relatait un fait divers qu’il se vantait d’avoir résolu. Quand aux pauvres bête exposées, elles étaient les malheureux trophées des parties de chasse dominicales du commissaire Florantini.
-” Inspecteur Valentin, le petit génie de la dernière promotion! Je suis impressionné par vos résultats aux différentes épreuves. Quel chance d’avoir de telles recrues sous mes ordres ! ” dit-il d’un ton sarcastique.
-”J’espère être à la hauteur de vos attentes.”
-” Je vais vous en donner l’occasion dès maintenant.​ Je vous confie une affaire délicate et je compte sur vous pour la mener à bien. Je vous ai gâté pour votre première enquête: je vous envoie sur la ligne de front pour élucider​ une série de meurtres. Mon cadeau de bienvenue en quelque sorte” lâche t-il avant de lancer un rire bien gras qui n’en finissait pas.
Son visage buriné par du vin bon marché, ce gros bonhomme affublé d’un triple menton ne m’aime pas, sans que j’en connaisse vraiment la raison. Peut-être parce ce que je suis issu de la bourgeoisie et que je​ suis le plus jeune inspecteur de France. Lui, fils d’émigré, avait gravi péniblement les échelons et avait vu beaucoup de gens mieux nés que lui prendre un poste qu’il estimait mériter de droit. Avec moi, il tenait sa vengeance, je payais pour deux décennies de rancœur, d’injustice et de frustration. La vérité est qu’il me confiait cette mission avec l’espoir que j’échoue. Mon échec serait pour lui une petite victoire.
Généralement la police s’occupe des délits commis par les civils de l’arrière, en aucun cas de ce qui se passe sur le front. Enquêter sur un meurtre en plein champs de bataille, avait quelque chose de surréaliste. Je devais trouver un assassin parmi des milliers, cela ressemblait à une mauvaise blague.
Le commissaire me donne​ l’ordre de mission qu’il avait reçu la veille du préfet de police. Le message tenait en quelques mots.

“ Homicides au 276ème régiment d’infanterie, envoyez d’urgence inspecteur expérimenté, pour solutionner notre affaire.

-” Ils ont demandé​ un homme d’expérience ! “ Fais-je remarquer au commissaire.

-” Je n’en ai pas de disponible et puis au regard de vos aptitudes, j’ai tout de suite pensé à vous. Vous partez dès demain,​ le commandement du régiment le lieutenant-colonel Lejeune vous donnera tous les détails de l’affaire sur place. Des questions?”

J’avais une centaine​ de questions et pourtant je répondis.

-” Non ».

-” Parfait, quelqu’un viendra vous chercher demain à l’aube.”

 

Un chauffeur de l’armée vint me prendre un peu avant 6 heures​ du matin dans un camion de livraisons de lait réquisitionné. Je l’ai interrogé sur mon affaire, il me répondit qu’il n’en savait rien, mais je sentais qu’il mentait et que le fait même d’aborder le sujet le mettait mal à l’aise. Ce type parlait peu, le voyage n’en fut que plus long. Au fur et à mesure du trajet, je croisais de plus en plus d’uniformes. Des colonnes de soldats à la démarche fatiguée qui allaient d’un pas lent dans la même direction que moi. Je me souviens il y a encore quelques semaines avoir vu ces mêmes hommes parader en rangs serrés et fiers de partir en guerre. Cette époque me semble bien lointaine.

Mon chauffeur m’a déposé en fin d’après midi dans un campement près de la ligne de front à une centaine de mètres du Canal de l’Ourcq. Il jeta mes affaires hors du véhicule sans ménagement, sur le bas côté de la route.

-”Je viendrai vous chercher dans deux jours “ me dit-il.

-” Pourquoi deux jours? Je n’aurai probablement pas terminé d’enquêter! »

-” Ordre du commissaire, bonne chance mon gars.” dit-il avant de démarrer.

Le camion de lait s’éloigna rapidement. Mes deux valises à la main, habillé en civil, j’avais l’air d’un touriste perdu sur un quai de gare, cherchant un gars du coin pour demander son chemin.

-” Où est votre commandant ?” Demandais-je à un soldat qui passait devant moi en poussant une brouette remplie de sacs de sable.

-“ Dans la tente, là-bas “ dit il en me montrant la direction du doigt.

C’est à cet instant qu’un officier m’interpelle.​ Il porte de petites lunettes rondes, une barbe mal taillée et endosse un uniforme bleu et rouge impeccable. D’emblée  cet homme  inspire le respect, un charisme naturel dont il savait jouer.

-”Je suppose que vous êtes le policier que nous avons demandé? “ me dit-il.

-” Inspecteur Valentin, je dois m’entretenir avec votre commandant.

-” le lieutenant-colonel est en plein briefing, avec mon capitaine. Il m’a demandé de me charger de vous accueillir. Permettez moi de me présenter, je suis le lieutenant Charles Péguy, c’est moi qui suis en charge de vous mettre au parfum. Il a frappé de nouveau la nuit dernière donc le mieux c’est de vous montrer tout de suite à quoi nous sommes confrontés.”

Son nom me disait quelque chose, mais je n’arrivais pas à savoir pourquoi

-”J’ai une question.” dis-je.

-” Je vous écoute” répondit-il.”

– « Pourquoi faire appel à la police nationale ?  »

-” Notre affaire dépasse les compétences de la police militaire, vous allez pouvoir vous en rendre compte par vous même.”

Cette dernière phrase pique ma curiosité.

Je le suis jusqu’à une tente placée un peu en retrait du camps. Devant l’entrée un sous officier monte la garde.

-” Je vous présente le sergent Augustin Ogier, si vous avez besoin de quoi que ce soit n’hésitez pas à lui demander“ .

Le sergent s’avance vers moi et me serre la main. C’est un homme d’une quarantaine d’années, grand, maigre comme​ un clou, mal rasé  avec un léger accent du Nord.

-” Appelez moi Augustin, j’ai comme mission de vous faciliter la tâche, c’est un drôle de truc qu’il y a là dedans, ça vous fait froid dans le dos.”

Assis sur une chaise en osier, un soldat, le regard vide, un nez de clown et un maquillage grossier qui lui fait un sourire triste me fait face.

Il a la gorge tranchée.

La scène est à la fois ridicule et effrayante.

-” Mort naturelle, je suppose”. Un trait d’humour que j’aurai dû éviter, au vu du regard sévère que me lance le lieutenant. Il hausse les sourcils avant de s’adresser à moi d’un air grave.”

-” C’est le troisième en dix jours que l’on découvre grimé de cette façon. Nous avons comme pour les autres, demandé le silence à ceux qui ont découvert les corps,​ mais la rumeur enfle qu’un tueur en série sévit dans nos rangs. Tout le monde se méfie de tout le monde et le moral des hommes est au plus bas. La peur transpire dans mon régiment et cela à la veille d’une grande offensive. Si nous ne trouvons​ pas qui est l’assassin avant l’assaut, les conséquences peuvent être catastrophiques.

– “ Ça me laisse trop peu de temps.”

-” Je suis conscient que je vous demande l’impossible.”

-” Le commissaire avait raison, pour ma première enquête je suis gâté. “

-” Votre première enquête ! j’avais demandé un homme d’expérience et ils m’ont envoyé un puceau. Je vois qu’ils n’ont pas compris la gravité de la situation”.

Je pris cette réflexion comme une claque en pleine face et je rougis aussitôt, tel un gamin prit en faute. Le lieutenant s’en aperçut et laissa échapper un soupir mêlé​ de colère.

-”Je vous laisse entre les mains du sergent. Tenez moi au courant de vos avancées, si jamais il  y en a.” dit- il avant de quitter la tente.

Augustin pose la main sur mon épaule d’un geste amical.

-” Ne faites pas attention à ce qu’il vient de dire , monsieur l’inspecteur, nos troupes ont essuyé une série de défaites, cette histoire a entamé davantage l’ardeur de nos soldats, certains craignent​ plus le tueur au nez rouge que le boche. Cela inquiète le lieutenant au plus haut point. N’y voyez rien de personnel, il est un peu à cran. »

-”Je comprends, qui est la victime​ ? »

-” Il​ s’appelait​ Paul Delmont​ il était en poste ici toute la nuit. Il était en charge du télégraphe.

-” Je peux interroger​ la personne qui l’a trouvé »?

-”​ ​ Si vous voulez, mais vous n’en tirerez pas grand-chose. Il est ressorti presque aussitôt en découvrant la victime, ca l’a drôlement​ secoué. Le lieutenant​ l’a mis à l’isolement, il ne veut pas qu’il raconte​ ce qu’il a vu. De plus il a demandé à laisser tout comme on l’a trouvé”.

-” Rien n’a été​ touché?”

-” En effet, sur ordre du lieutenant​ Péguy “

-” Une excellente initiative, votre officier​ est plein de bon sens. »

J’analyse​ la scène de crime et sort mon petit carnet de cuir noir pour y marquer tous les indices possibles. C’est dans​ les détails que se cache parfois la vérité répétait souvent mon instructeur. La victime est assise, la tête droite attachée au dossier de la chaise par une fine corde, au niveau du front. Au vu de la rigidité cadavérique, la coloration rose bleuté de la peau ainsi que la température du corps laisse à penser que la victime est morte il y a 12 heures environ.

-” La victime a été tuée vers 2 heures du matin, vous savez si quelqu’un  était présent avec lui à cette heure?”

-” Non, la relève est venue à 5h00 heures. Comment vous savez ça? Vous êtes devin ?” s’exclame​ Augustin qui regarde par dessus mon épaule surpris pas une telle affirmation”.

-” Il suffit d’observer le corps avec attention. J’ai appris tout cela à Lausanne, à la toute première école de police scientifique. »

-” Qu’est ce que vous pouvez savoir d’autre? »

-“ Observez les marques bleutées de liens sur les poignets, ainsi que celles sur les commissures de la bouche,​ ​ cela indique que la victime a été attachée et bâillonnée avec un chiffon, avant de mourir.”

J’observe le maquillage, autour de la bouche.

-” Le maquillage semble avoir été fait alors que la victime était encore vivante. On peut observer des coulures au coin des lèvres ainsi que sous les paupières, dû à de la sueur ou des larmes. »

-” Vous êtes sacrément observateur, on vous apprend ça à votre école de police?”.

-” On nous apprend à analyser les détails et pour cela…..”​ je stoppe en pleine phrase.

Une drôle d’odeur me pique les narines.

-”​ Vous ne sentez rien ?”

-” Non.”

-” On dirait de la moutarde.”

-” De la moutarde. “

-” C’est étrange, on en a mélangé au maquillage de clown.”

-” Pourquoi faire ça ? “

-” Je l’ignore, probablement pour masquer quelque chose, une odeur peut-être. Vous avez remarqué des traces de moutarde​ sur les autres victimes?”

-” Non, mais pour être franc, contrairement à​ celui ci on s’est empressé de faire disparaître​ les corps. Le lieutenant-colonel voulait éviter que l’affaire ne s’ébruite.

Vous avez trouvé autre chose? “

-” Oui, observez attentivement​ les liens de la victime.”

-” Je ne vois rien de particulier “

-“ les mains sont attachées avec un​ nœud de bouline utilisé dans la marine, j’en conclu​ qu’il s’agit d’un ancien marin. De plus la boucle est à droite donc notre homme est sans nul doute gaucher . Ceci est d’ailleurs confirmé  par la blessure du cou qui va de droite à gauche .“

Je note​ avec soin toutes ces observations sous les yeux ébahi​s du sergent. Une fois tout noté, j’informe Augustin que l’on peut enlever le corps. Celui ci démaquilla le pauvre homme avant de faire appel à deux soldats pour venir l’aider à l’enterrer puis me conduisit​ à une tente où l’on tenait à peine debout.

-” c’est ici que vous allez​ passer la nuit, le lieutenant​ Péguy m’a demandé d’y déposer le paquetage​ des trois victimes, vous y trouverez peut-être des indices dans leurs​ affaires personnelles “.

 

La fouille​ des affaires ne m’apporta que peu d’informations. Des objets​ personnels sans importance, des photos de famille et des lettres dont le contenu ne réléve rien ou presque . Ils venaient tous de la région de Meaux comme​ la moitié du régiment. Ce qui semblait être leur seul point commun. La nuit tombée​ je décidais d’interroger​ les autres soldats du régiment dans l’espoir de glaner quelques​ révélations susceptibles de faire avancer mon enquête. Le sergent Augustin m’accompagna et me désigna les hommes​ qui avaient côtoyé de près ou de loin les victimes. Leurs interrogatoires ne m’apprirent pas grand chose. Seulement que les trois​ hommes se connaissaient bien et abusaient fréquemment de la bouteille.

J’ai passé​ la nuit à étudier toutes les informations​ et les témoignages recueillis, mais j’avais trop peu d’indices, pour conclure quoi que se soit, j’avais juste des questions sans réponse.

 

 

Le sergent vint me chercher au petit jour.

-” Inspecteur, le capitaine Guérin qui commande la compagnie​ désire s’entretenir avec vous.” Le sergent me conduit dans une petite maison​ de pierre en bordure d’un champs récemment labouré. Un officier regarde par la fenêtre, l’air soucieux.

-”Mon ami Charles Péguy m’a dit un jour qu’il y a des ordres injustes, qui cachent les pires désordres. Ça n’a jamais​ été aussi vrai qu’aujourd’hui . Nous avons reçu l’ordre de traverser ce champs sous le feu de l’ennemi , une pure folie. Mais​ je ne vous ai pas fait venir pour partager mes doutes sur les stratégies militaires de mes supérieurs.” il s’arrêta un instant comme perdu dans ses pensées, les yeux fixés vers l’horizon, puis se tourna vers moi.

-”Je viens d’apprendre qu’un soldat qui​ a découvert une des victimes vient de déserter, D’après​ ses camarades c’est la peur du tueur au nez rouge qui aurait motivé​ sa décision. Je ne peux pas mener une bataille si mes hommes se méfient du soldat à leurs côtés. Tout ceci est peut-être​ de ma faute.”

-” Que voulez vous dire ?”

-” Tous les hommes​ qui ont été tués étaient impliqués​ dans ce qui s’est passé à l’auberge des ‘4 vents’, et c’est moi qui ai couvert cette affaire.”

-” Que s’est-il passé ?”

-” Une bagarre qui a mal tournée, des soldats​ de ma compagnie étaient dans de sale draps, en tant qu’officier​ je me devais d’intervenir ”.

C’est à cet instant que le lieutenant Péguy arriva, il avait l’air grave et fit à peine attention à ma présence.

-”L’ordre de donner l’assaut nous a été confirmé , mon capitaine.”

-” ils ont modifié leur plan d’attaque ?”

-”Non, ils ne vous ont pas écouté, charge à la baïonnette sur près de trois kilomètres à découvert, ca va être une boucherie à ciel ouvert.​ Le pays a besoin de héros, même si pour cela il faut leur donner en exemple des héros morts.”

-”Les imbéciles, le nombre de pertes ne semble pas avoir la moindre importance à leurs yeux. Je veux que les hommes soient prêt demain matin. Je veux qu’ils vérifient leur arme, distribuez une bonne rasade d’alcool à chaque soldat, ils vont en avoir besoin. Doublez également la ration journalière, mes hommes ont le droit de mourir le ventre plein ”

-” Bien mon capitaine.” Le lieutenant sortit de la maison en trombe.

Le capitaine se retourna vers moi .

-« Je vous donnerai le rapport sur ce qui s’est passé à l’auberge, vous y trouverez peut-être la pièce manquante, un indice qui pourrait vous mettre sur la piste de notre assassin. Maintenant laissez moi monsieur Valentin, il ne me reste que peu de temps pour préparer l’assaut . »

 

Dès le lever du jour les troupes avaient été alignées par le lieutenant-colonel Lejeune, qui commandait le régiment. Il avait passé ses troupes en revue puis avait fait un bref discours sur l’honneur et la patrie avant d’annoncer que le régiment allait attaquer les lignes allemandes en début d’après midi.

La tension était palpable sur chaque visage. La plupart des hommes écrivaient une lettre à la hâte à leur famille, c’était peut-être la dernière.  Beaucoup  buvaient pour se donner du courage et certains étaient presque saouls.

 

Le lieutenant  Péguy vint me voir dans ma tente, quelques  minutes  avant l’attaque.  Son visage  était pâle et son assurance évaporée. Il me demanda si j’avais  découvert l’identité  du tueur en série, je lui répondis que j’avais des pistes mais qu’il me fallait plus de temps. Il me répondit que dans quelques heures cela n’aurait sûrement plus d’importance. qu’il aurait aimé que l’on se batte avec la pointe d’une plume et non celles des baïonnettes, mais que l’on n’écrit l’histoire que par le sang du peuple. J’ai trouvé son discours étrange mais j’ai aimé cet homme à cet instant précis.

 

Vers 13h00 j’ai entendu  un coup de sifflet, le cri des hommes, le crachat des canons et de la mitraille. Cela dura longtemps et puis plus rien. Le sergent  Augustin  vint me voir en fin d’après midi. Il avait les traits tirés et les yeux rougis. Son visage était tacheté de sang séché,  mais ce n’était pas le sien.

-” Le capitaine  Guérin et le lieutenant  peguy  sont morts, monsieur  l’inspecteur comme un grand nombre  de mes camarades. Si notre assassin est un soldat du régiment,  il est probablement  mort lui aussi à l’heure  qu’il est. Le lieutenant-colonel  Lejeune me fait dire  que votre mission  est terminée. Un chauffeur vous ramènera demain  en fin de matinée”.

J’ai voulu protester, mais je savais que sans preuve solide, il était difficile de négocier un délai supplémentaire. J’avais comme un arrière  goût  d’échec dans la bouche. Je ne pouvais pas partir sans tenter une dernière  chose. Le capitaine Guérin m’avait parlé  de l’affaire  ‘des 4 vents’ et il était persuadé que cela avait un lien direct  avec mon affaire . Je décidai de fouiller la tente qu’il partageait  avec le lieutenant  Péguy. Dans la tente  je tombais nez à nez avec le lieutenant-colonel, qui supervisait le rangement  des deux officiers  décédés.

-” Que faites vous ici ?” me dit-il d’un ton sec.

– “ Le capitaine  devait  me remettre  un rapport  sur l’affaire  de l’auberge des 4 vents.”

– “ C’est une affaire  classée qui ne regarde que l’armée  et en aucun cas les autorités  civiles.” rétorque le lieutenant colonel d’un ton autoritaire.

-” Ce n’est pas ce  que pensait  le capitaine Guérin?”

-” Il est mort et votre enquête  est terminée  inspecteur, je ne vous retiens pas.”

J’allais sortir quand le sergent qui rangeait un petit coffre dans une des caisses destinées aux familles des défunts trébucha.

Dans sa chute son contenu s’étala sur le sol. Des dizaines de nez rouges roulent à travers la tente. La stupeur put se lire sur nos visages, avant que je n’aie pu parler le lieutenant-colonel sortit son revolver de son étui et le pointe en direction d’ Augustin.

-” je suis désolé, mais je n’ai pas le choix” dit-il d’une voix imprégnée d’une profonde tristesse avant de tirer. Deux balles traversent la poitrine du pauvre sergent qui s’écroule comme une marionnette à qui on aurait coupé les fils.

Le canon de son arme encore fumante était désormais dirigé vers moi. Il me fixa du regard, son visage ne reflétant aucune expression, ma dernière heure était arrivée j’en était persuadé. Puis il me tendit le revolver, la crosse en avant.

-” Prenez le ! “

Je m’empare de l’arme, machinalement, sans trop comprendre.

-”Félicitations inspecteur, vous avez démasqué notre tueur en série. Vous avez découvert qu’il travaillait pour les allemands dans le but de nuire au moral des troupes. Il a essayé de vous tuer pendant son arrestation, mais vous vous êtes défendu avec bravoure et vous avez abattu votre assaillant.”

– “ Pourquoi avoir tué le sergent Augustin ?”

– “Á part vous et moi il est le seul à avoir vu les nez rouges. Imaginez que la nouvelle se répande. Le tueur au nez rouge était un officier mort pour la France, un héros, l’effet serait dévastateur. Le sacrifice de cet homme ne sera pas vain. Quoi qu’ils aient fait c’étaient des officiers de grande valeur. D’ailleurs, nous ignorons lequel des deux est notre assassin”

-” Vous avez tué un innocent pour protéger l’honneur d’un assassin ?”

-” Nous sommes en guerre monsieur l’inspecteur, la justice attendra”.

-” Et si je décide de poursuivre l’enquête?”

– “ Je vous fais arrêter et passer en cour martiale pour haute trahison en temps de guerre, c’est le peloton d’exécution”.

Je scrutais les yeux de l’officier et compris qu’il ne plaisantait pas. Il venait de tuer un homme il n’hésiterait pas à en sacrifier un autre. Il s’approcha de moi et me fixa du regard.

-”Vous partirez demain matin, je ferai un courrier à votre supérieur louant votre professionnalisme et la manière dont vous avez résolu cette enquête. si vous avez des problèmes de conscience, dites vous que vous n’avez pas le choix.”

 

Le lendemain dès l’aube une voiture vint me prendre devant ma tente pour me conduire à la préfecture de police. Le lieutenant-colonel a envoyé un courrier au préfet de police, me proposant pour la médaille d’honneur de la police nationale. Elle me fut remise sans cérémonie par le commissaire quelques jours plus tard. Les crimes avaient cessé le jour de mon départ, alors qui aurait pu mettre en doute la version de l’armée? Mais voilà un innocent était mort ce jour là, devant mes yeux et je me sentais complice de son meurtre. Avec des questions en suspends.

Lequel de ces deux officiers était le tueur?

Pourquoi maquiller ses victimes en clown?

Des années​ plus tard je devins inspecteur principal puis commissaire. Sur les murs de mon bureau en plâtre blanc se trouvaient quelques coupures de journaux qui relatent des enquêtes dont j’avais eu la charge. Une seule manquait à cette macabre collection celle du tueur aux nez rouges.

Je pensais ne jamais trouver l’identité​ de l’assassin. Il m’arrivait parfois de penser au sergent Augustin Ogier, à son regard​ plein d’incompréhension qui croisa le mien juste avant de mourir. J’avais dans ces moments là un senti​ment de honte et de malaise.

J’avais été complice d’un crime par lâcheté et cela m’avait miné toute ma vie.

 

Un​ jour une vieille​ femme débarqua dans mon bureau, elle avait la soixantaine, mais paraissait​ beaucoup plus âgée. Son visage était un champs de rides ou brillaient à peine deux yeux d’émeraude qui avaient beaucoup​ pleuré.

Elle se planta devant moi, raide comme un piquet .

-” Commissaire​ Valentin?”.

-”Oui”.

-” J’ai longtemps hésité, mais je me suis dit que vous aveiz​ le droit de savoir. Il aimait tellement son fils, ça l’a rendu fou.” me dit-elle en me tendant une lettre jaunie par le temps. A peine avais je saisi la lettre, qu’elle fit demi tour et sortit du commissariat. Elle disparut quelques ruelles plus loin, je ne la revis jamais.

Dés les premières phrases je compris de quoi il s’agissait.

 

 

Ma chère Louise

 

Je t’écris ces quelques mots car je suis parti sans la moindre explication, sans même un au revoir. Je ne voulais pas que tu me dissuades de me lancer dans ma quête de vengeance. Mais laisser impuni le crime de notre fils m’est insupportable. J’ai retrouvé les trois hommes, qui ont battu notre garçon à mort, simplement parce qu’il avait crié que le président Poincaré et les membres du gouvernement étaient des clowns. Trois ivrognes du 256ème RI, qui ont échappé à tout type de procès. La vie d’un pacifiste ne vaut grand chose en temps de guerre.

J’ai volé un uniforme et je me suis présenté à un officier du régiment qui m’a pris comme aide camps.

J’ai trouvé ces hommes, je les ai endormis avec du chloroforme volé au médecin militaire du régiment, puis maquillé en clown avant de les tuer, pour qu’ils comprennent pourquoi ils allaient mourir. Ne t’inquiètes pas j’ai effacé tous les indices, masqué l’odeur du chloroforme avec de la moutarde de Meaux mélangée avec le maquillage de clown qui m’a servi à grimer ces ordures. J’ai enterré l’arme qui m’a servi à les tuer.

L’armée​ a demandé l’aide de la police judiciaire et le jeune inspecteur qui enquête est intelligent et méthodique. Il ne tardera pas à me démasquer. Pour brouiller les pistes j’ai déposé un petit coffre rempli de nez rouge dans la tente de deux officiers tués aujourd’hui au combat ce qui, de fait, les désignera comme coupables. L’armée a étouffée le meurtre de notre fils pour de simples soldats. Elle en fera de même si l’on soupçonne des officiers morts au combats. A la première occasion, je m’enfuis et je viens te rejoindre.

Si jamais j’échoue, je souhaitais que tu connaisses la vérité.

Je t’aime tendrement

Augustin

 

Depuis​ ce jour là Augustin n’est plus venu hanter​ mes pensées et un petit clown en bois désormais trône sur le coin de mon bureau.

 

8 septembre 2018

Le spectacle digne de l’événement,’ les lumières de la paix’ commémore le centenaire de l’armistice de la grande guerre. Des milliers de bougies illuminent le sol d’étoiles, leur multitude symbolise les soldats tombés​ au combat. Sur la scène l’orchestre joue Berlioz et donne une force et une grandeur au tableau. Pendant que le public applaudit les musiciens,  un homme habillé de noir s’approche du parterre de bougies et y dépose trois nez rouges… mais ceci est une autre histoire.