En bout de ligne
Ce matin-là, très en retard, en m’engouffrant dans un taxi, j’ai découvert un portable oublié sur la banquette arrière. J’ai jeté un coup d’œil vers le chauffeur, qui réglait son rétroviseur en direction de mes jambes. Il faisait chaud, très chaud et j’ai enfilé une jupe visiblement trop courte. Mal à l’aise, je me suis décalée derrière son siège pour échapper au regard du voyeur. Dans le même temps, j’ai mis discrètement le smartphone dans mon sac à main, un geste irréfléchi, un réflexe. J’ignore pourquoi j’ai fait ça, car ce n’est pas dans ma nature. Aussitôt des images me reviennent à l’esprit.
Petite, j’ai volé un livre à la bibliothèque municipale, un roman du club des cinq, que j’avais caché sous mon pull, coincé dans la ceinture de mon pantalon. Je me souviens du regard soupçonneux de la bibliothécaire, une femme au visage sévère. Je suis passée devant elle, les bras plaqués contre mon ventre pour ne pas que l’on remarque l’excroissance du délit. Tous mes membres se sont mis à trembler, un frisson a parcouru ma colonne vertébrale et mon cœur battait si fort que j’avais l’impression qu’il allait exploser. À chaque pas menant à la sortie, je m’attendais à ce qu’une main ferme tape sur mon épaule et qu’une voix d’adulte m’interpelle.
– Sale petite voleuse, tu croyais t’en tirer comme ça ? Qu’est-ce que tu as à dire pour ta défense ?
– Je vous écoute.
– Comment ?
– Je vous conduis à quelle adresse, mademoiselle ?
Mes pensées se mélangent, j’abandonne le passé et reviens au présent.
– Pardon, au coin de la rue.
– C’est une plaisanterie !
– Non, c’est un restaurant dans le 7 éme.
– Ha ! Désolé, répond le chauffeur en rentrant le nom de l’établissement sur son GPS.
La voiture démarre et se fraie un chemin dans les boulevards embouteillés de la capitale. Le conducteur parle beaucoup, tout en tripotant son rétroviseur. Il me relate des anecdotes sans intérêt auxquelles je réplique par des onomatopées évasives. Quelques minutes plus tard, le taxi-voyeur me dépose au lieu de rendez-vous. Je rejoins Claire, qui m’a invité à déjeuner pour me raconter son énième déboire amoureux. À chaque rupture, il lui faut une oreille attentive et compatissante, pour y déverser son chagrin éphémère.
La mienne est la seule disponible aujourd’hui.
Claire est une jolie femme qui a l’habitude de changer de partenaire plus facilement que de coupe de cheveux et une fois de plus c’était l’homme de vie, à croire qu’elle en a au moins sept, comme les chats. Bref, elle a pleurniché entre deux coups de fourchette pendant tout le repas. Je hoche la tête de temps à autre, en signe de compréhension que je saupoudre de « tu as bien fait de le quitter » ou de « c’est vraiment un pauvre mec ». La vérité c’est que son ex est un type bien et plutôt beau garçon. Parfois en écoutant ses jérémiades, j’ai envie de lui dire que je donnerai cher pour être à sa place. Elle a un travail d’attachée de presse qui remplit généreusement son compte en banque, une foule d’amis avec qui elle sort souvent et un appartement dans les quartiers prisés. Mais surtout, il lui suffit de claquer des doigts pour séduire le genre d’hommes qui ne me regarde jamais.
De mon côté, je suis seule, un peu ronde avec un charme qui a du mal à faire ses preuves et je fais un job sans intérêt qui paie à peine mon loyer. C’est ma meilleure amie, alors je l’écoute s’apitoyer sur son sort et je simule l’empathie.
Soudain, Claire regarde sa montre et lance d’un air paniqué.
– Ouha ! Je suis en retard, j’ai un rendez-vous avec un client super important. Un artiste qui a le vent en poupe, il parait qu’il est beau comme un dieu et plein aux as. Il s’est disputé avec son agent, du coup il y a une place à prendre. Je te laisse, ma chérie.
Elle s’est levée d’un coup, m’abandonnant, seule avec ma crème brûlée. Le serveur, un grand type peu aimable, m’apporte l’addition qu’il jette sur la table. Je fouille dans mon sac à la recherche de mon porte-monnaie quand le téléphone trouvé deux heures plus tôt se met à vibrer au rythme d’une musique de supermarché. Le début d’un SMS s’affiche.
« Pitié, aide-moi. Je suis prisonnière… »
Sur l’écran d’accueil, le message est tronqué, impossible de lire la suite sans le code secret ou l’empreinte de son propriétaire. En arrière-plan, la photo d’une femme, la trentaine, souriante, un enfant dans les bras. Quelqu’un appelle au secours, mais je ne sais pas ce que je peux faire pour elle. Alors je range le smartphone dans mon sac, avec un petit pincement dans le coin de ma conscience. Ce téléphone, c’est comme une bouteille à la mer, un SOS abandonné volontairement sur la banquette arrière du taxi pour que quelqu’un le découvre. Je me dis que j’aurais dû le laisser là où il était. Je finis mon dessert, paie et sors à mon tour.
Aujourd’hui, c’est off, j’ai pris ma journée quand Claire m’a appelé pour me dire qu’elle était au bout de sa vie. Comme elle m’a plantée à la fin du repas, j’ai tout mon temps, il fait beau et il faut que j’évacue ce message de ma tête. Je connais le quartier et je sais qu’il y a une rue piétonne qui regorge de magasins de mode. Je décide donc de flâner, faire du lèche-vitrine, un de mes petits plaisirs. Je regarde, mais j’achète rarement, faute de moyens. Je stoppe devant la devanture d’une boutique et je bave sur une tenue de gala au prix inabordable. Une robe de soirée, pour quoi faire ? Je ne sors jamais.
Qu’importe, ça fait du bien un peu de folie de temps à autre. Allez, je me lâche !
Je pose ma main sur la poignée du magasin, le téléphone vibre et sonne dans mon sac.
Nouveau message, tronqué.
« Je ne pourrai pas tenir longtemps… »
Ces envies de shopping s’évanouissent dans l’instant. Quelqu’un, quelque part, a besoin d’aide. Je ne peux pas rester sans rien faire, cette femme est en danger et le temps presse. Je pourrai amener le téléphone au commissariat et me débarrasser du problème, mais je doute que les policiers prennent mon histoire au sérieux. Le mieux c’est de mener moi-même les investigations pour la retrouver. D’ailleurs, je trouve l’idée excitante et pour une fois qu’il arrive quelque chose dans ma vie, je ne peux pas passer à côté.
Allez, Sherlock, c’est à toi de jouer !
Résumons, il y a quelque part une femme en détresse, probablement enlevée, ou du moins dans une situation qui la met en grand danger.
Mais par où commencer ?
Comment savoir où elle est retenue prisonnière ?
La réponse m’arrive comme une évidence, une seule personne peut me renseigner sur l’endroit où elle se trouve, le chauffeur-voyeur.
Je sors mon smartphone, ouvre un navigateur, accède au site désiré et repère un numéro de téléphone avec la mention « contact clientèle ».
Je compose le numéro.
Une voix nasillarde me répond après trois sonneries.
– Les taxis mauves, bonjour !
J’aurais bien dit la vérité, mais je me sens coupable. Il aurait fallu avouer avoir pris le téléphone et ça, ce n’est pas possible, alors j’ai menti en prenant ma voix la plus mielleuse.
– Bonjour, je suis monté dans un de votre taxi ce matin et j’ai oublié des documents sur la banquette arrière.
– D’habitude, nos chauffeurs m’informent quand ils trouvent quelque chose, je n’ai rien pour aujourd’hui. Rappelez demain, on ne sait jamais.
Elle allait raccrocher, alors j’insiste.
– Ce sont des papiers vraiment importants, je ne pourrai pas joindre le chauffeur en direct ?
– Nous n’avons pas pour principe de donner les coordonnées des personnes qui travaillent pour la société.
– Je vous en prie.
– Je peux vous transférer l’appel si vous voulez ?
– Merci beaucoup,
s’ensuit une musique d’attente, une série de tonalités puis quelqu’un décroche.
– Bonjour, que puis-je faire pour vous ?
Je reconnais la voix un peu rauque du chauffeur.
– Voilà, j’ai pris votre taxi ce matin, la femme à la robe bleue avec des imprimés fleuris.
– Je vois très bien.
J’ai pensé « tu m’étonnes ».
– J’ai trouvé un smartphone. Je voudrais le rendre à sa propriétaire. Il doit s’agir de la cliente que vous avez prise juste avant.
– Je n’ai eu qu’un homme avant vous. Je nettoie mon taxi tous les soirs, donc ça lui appartient obligatoirement.
Probablement le kidnappeur de la jeune femme de la photo, je suis sur la bonne piste.
– Vous pouvez me donner l’adresse ou vous l’avez pris ?
– Je ne suis pas autorisé à faire ce genre de chose, je peux être licencié pour cela.
– S’il vous plait.
Quelques secondes de silence.
– J’ai peut-être une solution finit-il par dire.
Je pourrai vous déposer à l’adresse où je suis venu le chercher hier.
– C’est possible ça ?
– Oui, dites-moi où vous êtes, je passe vous récupérer, mais ça vous coûtera le prix d’une course.
– D’accord, venez me chercher là où vous m’avez laissée tout à l’heure.
– Au coin de la rue ?
– Oui, c’est cela.
– Parfait, j’y serai dans une quinzaine de minutes.
Un quart d’heure plus tard, le taxi stationne devant le restaurant. Le conducteur me fait signe de monter.
– Vous êtes prête pour une balade ?
– Allons-y, répond ai-je en l’observant jouer avec son maudit rétroviseur.
À peine suis-je montée dans la voiture, que je me demande si j’ai bien fait d’accepter la proposition du chauffeur-voyeur. Il met mal à l’aise en essayant de capter le moindre morceau de peau qui déborde de ma robe. Le trajet me paraît long, très long, puis il s’arrête devant un petit pavillon de banlieue, planté au centre d’un jardin arboré.
– C’est ici me dit-il.
– Je peux vous demander quelque chose.
– Oui.
– Vous pouvez attendre ?
– C’est comme vous voulez, mais le compteur tourne.
– Je ne serai pas longue, dis-je en sortant du véhicule.
Je me dirige vers la maison et je sonne au portail. Je patiente une poignée de secondes puis la porte s’ouvre et une femme vient à ma rencontre. Elle traverse la petite allée de gravier qui la mène jusqu’à l’entrée.
Je la dévisage, essayant de comprendre.
C’est la personne de la photo de fond sur l’écran du smartphone.
– Bonjour ! que désirez-vous ?
La surprise a dû se lire sur ma figure, car elle fronce les sourcils.
– Quelque chose ne va pas, mademoiselle ?
– Vous n’êtes pas en danger ?
– De quoi parlez-vous ?
– J’ai trouvé votre téléphone sur le siège d’un taxi ce matin. Avec des SMS demandant de l’aide, même si je n’ai pas pu lire la teneur complète des messages, vous sembliez avoir un problème.
– Ce n’est pas mon smartphone, c’est celui de mon mari.
– Il a envoyé des messages de détresse, il lui est peut-être arrivé quelque chose ?
– Entrez, je vous en prie, dit-elle en ouvrant le portail qui couine sous ses gonds.
Dans le jardin, le petit garçon de la photo joue sur la balançoire et me fait un signe de la main.
L’intérieur est spacieux, décoré de meubles au design épuré. Sur les murs sont accrochées de grandes toiles modernes composées de jets de peintures et de formes géométriques. Je les observe avec curiosité, essayant en vain de comprendre ce que l’artiste a voulu exprimer.
– C’est mon mari qui les a peints, m’informe la femme avec une pointe de fierté tout en m’invitant à m’assoir sur le canapé.
– Donnez-moi le téléphone dit-elle, je connais le code.
Je lui tends l’appareil.
Elle tape une série de chiffres sur le clavier digital, puis lance la messagerie.
Son visage se décompose et ses traits se durcissent instantanément.
Pendant une minute, ses yeux sont rivés sur l’écran, puis elle me regarde et me donne l’appareil.
– Le seul danger auquel est exposé mon charmant époux est actuellement en train de l’attendre dans une chambre hôtel. Lisez vous-même.
Pour la première fois, je lis les messages en intégralité.
Elle
Pitié, aide-moi. Je suis prisonnière de mes pulsions, de mes fantasmes. Quand je pense à toi, tout mon corps s’embrase instantanément. Viens je t’attends à l’endroit habituel.
Lui
T’inquiètes, j’ai dit à ma femme que j’ai une réunion qui doit se terminer tard sans la soirée. J’ai un rendez-vous et je te rejoins dès que possible.
Elle
Je ne pourrai pas tenir longtemps, penser à toi me rend dingue. Je suis déjà arrivée à l’hôtel.
Je ne me suis jamais sentie aussi gênée de ma vie. J’aurais aimé me replier sur moi-même et disparaître dans un écran de fumée ou me téléporter à l’autre bout de la terre. Je suis devenue rouge de confusion. Depuis le début, je suis à la poursuite d’un mari volage, rien d’autre. Des morceaux de phrases équivoques et un peu d’imagination m’ont poussé à croire à une histoire de kidnapping.
Je me sens ridicule.
Je donne le téléphone à la jeune femme.
– Je suis désolée, si je peux faire quelque chose.
– Vous en avez fait assez pour aujourd’hui, à moins que vous ne connaissiez un bon avocat, spécialisé dans les divorces ?
– Je crois que je vais vous laisser, dis-je.
La femme ne me répond pas, elle ne voit que sa peine. Elle fouille frénétiquement dans l’historique des messages. De temps à autre elle lâche des insultes à voix basse. Elle conclut par un « Quel salaud ! Il y en a eu plein d’autres » avant de fondre en larmes.
Je me lève, sors de la maison, la laissant avec son chagrin. Elle ne s’aperçoit pas de mon départ.
En revenant vers le taxi, j’ai croisé un individu, au physique agréable. Il a une petite cicatrice sur la joue gauche, qui loin d’être laide lui donne un charme fou. Il porte dans la main un gros bouquet de roses.
J’ai tout de suite reconnu son mari.
Ma mère dit que les hommes apportent toujours des fleurs quand ils ont quelque chose à se reprocher. Je vais finir par croire qu’elle a raison. Il me fait un large sourire, avec des dents parfaites, digne d’une pub dentifrice. Je lui ai souri à mon tour, et j’ai accéléré le pas.
Mon téléphone sonne.
Je décroche.
Le numéro de Claire s’affiche sur l’écran.
– Allo !
– Coucou, dis-moi tu n’as rien à faire de particulier, ce soir ?
– Non, pourquoi ?
– Il faut que je te raconte, mon rendez-vous de cet après-midi, c’est le coup de foudre. Il est génial, j’ai l’impression que je l’on se connaît depuis toujours lui et moi. Il devait rejoindre quelqu’un après notre réunion, mais il est resté avec moi toute l’après-midi. En partant, on s’est embrassés, c’était… magique. J’ai réservé une table pour deux dans un petit restaurant indien, je t’attends là-bas et je te donne tous les détails.
– OK, envoie-moi l’adresse et j’arrive.
Je monte dans le taxi.
Le chauffeur se retourne.
– Alors c’était bien le propriétaire du téléphone ?
– Oui.
– J’espère qu’il vous a remercié de vous être donné autant de peine pour lui rendre.
– Pas vraiment.
– Les gens sont d’une impolitesse de nos jours. Je vous conduis quelque part ?
Au même moment, je reçois par SMS l’adresse que je donne au chauffeur de taxi. Vingt minutes plus tard, j’arrive devant l’indien. Claire m’attend à une table au fond de la salle et fait de grands signes. Le décor est bariolé et la musique Bollywoodienne me plonge dans l’ambiance. Je m’assois en face d’elle, impatiente de lui raconter ma mésaventure, mais elle ne m’en laisse pas l’occasion. Elle parle, prenant à peine le temps de respirer. Elle n’arrête pas d’éloges sur son nouvel ami, l’amour de sa vie, elle en est certaine cette fois, c’est le bon.
Puis elle sort son téléphone.
– Regarde, j’ai pris un selfie avec lui.
– Il est bel homme, mais à mon avis tu ne devrais pas trop d’emballer. Il n’est pas…
– Tu dis ça parce ce que tu es jalouse, m’interrompt-elle. Faut que t’arrives à comprendre que ce genre de gars est hors catégorie pour une fille comme toi.
Sa réflexion me blesse et elle ne s’en est même pas rendu compte. D’ailleurs à bien y réfléchir, ce que je peux ressentir, mes sentiments, mes joies ou mes peines ne l’ont jamais intéressé. Tout ce qui compte, c’est sa petite personne, moi je ne suis que la bonne copine, un peu grosse, pas très intelligente devant laquelle elle peut se faire mousser. Rien de plus.
À la fin du repas elle se lève, prétexte un rendez-vous et me laisse une fois encore seule avec l’addition.
Je sais que dans quelques jours elle me rappellera, pour me parler de sa déception amoureuse, mais cette fois je ne répondrai pas.
C’est un scénario écrit d’avance car je connais l’homme sur la photo. Je l’ai croisé aujourd’hui, un bouquet à la main et une petite cicatrice sur la joue gauche.
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